Richard Strauss (1864 - 1949)

 

Salomé

Cet opéra, achevé en 1905 et écrit d'après la pièce d'Oscar Wilde, bénéficie d'une discographie assez riche, avec autour de 70 à 80 versions identifiées, et plusieurs très grandes versions. Outre celles présentées ici, on pourra également écouter Inge Borkh sous la direction de Joseph Keilberth et avec Hans Hotter en Jochanaan, Christel Goltz sous la direction de Clemens Krauss en mars 1954 (pour Decca) ou encore Ljuba Welitsch sous la direction de Fritz Reiner en live au Met à New-York en 1952, et bien sûr Karajan dans son enregistrement studio avec Hildegard Behrens en Salomé (enregistrement de 1978). On n'oubliera pas non plus le fameux film réalisé par Götz Friedrich avec une incroyable Teresa Stratas en Salomé et une terrifiante Astrid Varnay en Herodias, sous la direction de Karl Böhm.

 

 Anja Silja, Astrid Varnay, Eberhard  Waechter, Gerard Stolze, Fritz Wunderlich

 Z.Kosler - Orchestre de l'opéra de Vienne                                        1965

 

Il s'agit d'une représentation du 25 novembre 1965 donnée à l'opéra de Vienne. Le live tel que publié jusqu'à présent bénéficie d'un son de qualité moyenne sur l'orchestre mais les voix sont bien restituées. Cet enregistrement vaut d'abord pour la Salomé idéale d'Anja Silja. Les couleurs si particulières, métalliques et sans rondeur, des aigus qui sont parfois proches du cri, sont celles d'une jeune fille à la fois innocente et hallucinée, capricieuse et déterminée, troublante. Au-delà de tout défaut purement vocal, ou en en jouant, la chanteuse  propose ici une incarnation mémorable et proprement saisissante, dans la lignée de Ljuba Welitsch. On imagine quelle Salomé fascinante elle devait alors être sur scène. Le reste de la distribution est également de haut niveau, avec Fritz Wunderlich et son timbre sublime dans le court rôle de Narraboth. Astrid Varnay et Gerhard Stolze, marquent de leur extraordinaire personnalité vocale et dramatique les rôles d'Herodias et Herode qu'ils ont souvent incarné sur scène. Ils traduisent de façon expressionniste la décadence et la monstruosité de leurs personnages. Le baryton Eberhard Wächter chante avec autorité le rôle de Jochanaan. L'ensemble est dirigé avec tension et lyrisme par le chef tchèque Zdenek Kosler.

 

 Gwyneth Jones, Mignon Dunn, Dietrich Fischer-Disekau, Richard Cassilly,

 Wieslaw Ochmann

                               K.Boehm - Opéra de l'Etat de Hambourg                                          1970

Cette Salomé est dirigée avec un grand lyrisme et une certaine transparence orchestrale par Karl Böhm. Gwyneth Jones est une Salomé à la personnalité dramatique exceptionnelle, vocalement superbe, avec un format déjà important. A ses côtés, Dietrich Fischer-Dieskau offre un très grand Jochanaan, noble et digne,  avec un réel engagement vocal et dramatique, tout en conservant une ligne de chant soignée. Les autres rôles sont bien distribués, avec des caractérisations relativement classiques. 

 

 Leonie Rysanek, Grace Hoffman, Eberhard  Waechter, Hans Hopf,

 Waldemar Kmentt

                               K.Boehm - Orchestre de l'opéra de Vienne                                       1972

 

On retrouve Karl Böhm dans l’œuvre, à Vienne, dans une lecture très tendue et qui s'appuie sur les couleurs viennoises pour mettre en avant toute la luxuriance de l'écriture orchestrale. En cette soirée de décembre 1972, Leonie Rysanek effectuait une prise de rôle à Vienne en abordant Salomé (elle avait déjà chanté le rôle en dehors de Vienne). La soprano est vocalement extraordinaire, avec son timbre radieux, et cette intensité dramatique d'une force irrésistible. Elle est en parfaite adéquation avec la richesse de la partition orchestrale et avec la direction de Böhm. La scène finale où elle embrasse la tête du prophète mort est d'une intensité et d'une somptuosité musicale sensationnelles.

Wächter reprend ce même rôle dans lequel il montre une présence et une autorité vocale certaines. Hans Hopf est parfait en Herode torturé sans être faible, vocalement d'une grande présence. La confrontation entre Herode et Salomé, aux personnalités vocales intenses, est ici d'une force extrême. On y  entendra aussi avec émotion la belle basse Peter Wimberger dans le rôle du premier nazaréen, qui venait d'intégrer la troupe de l'opéra de Vienne et y chanta 78 ce rôle.

 

 Cheryl Studer, Leonie Rysanek, Bryn Terfel, Horst Hiestermann,

 Clemens Bieber

                               G.Sinopoli - Deutsche Oper Berlin                                                      1991

 

Au moment de cet enregistrement, Cheryl Studer est à son apogée, avec une voix d'une souplesse et d'une luminosité exceptionnelles. Le timbre et la couleur de sa voix, son vibrato permettent une caractérisation parfaite à ce que peut être Salomé. La conduite de la ligne vocale est irréprochable, les aigus sont rayonnants et somptueux. La chanteuse incarne ainsi avec un grand naturel son personnage, avec une voix magnifique.

Face à elle le couple Herodias/Herode est interprété par Leonie Rysanek et Horst Hiestermann. Ce dernier est efficace dans une vision d'un Herode assez faible, alors que Rysanek en deux notes impose sa personnalité écrasante, traduisant immédiatement un personnage autoritaire et tourmenté, d'une dignité constante. Encore au début de sa grande carrière internationale, Bryn Terfel s'impose par la beauté de la voix et une autorité dans le ton. La direction de Sinopoli explore toute la richesse de la partition, il maintient tout le long de l'ouvrage une atmosphère à la fois exaltée et démesurée, laissant certaines phrases se décanter comme par des mises en suspension, faisant exploser au justes moments l'orchestre.

 

Elektra

Créé en 1909 à Dresde, cet opéra de Richard Strauss, sur un livret d'Hugo von Hofmannstahl, est une œuvre dense en un acte à l'orchestration imposante. La discographie est riche et permet d'entendre plusieurs sopranos qui ont marqué le rôle titre avec des voix et des personnalités exceptionnelles : Rose Pauly (en extraits), Astrid Varnay, Birgit Nilsson, Inge Borkh, Gwyneth Jones. Il faut aussi mentionner plus particulièrement Leonie Rysanek qui a interprété les trois rôles féminins au cours de sa carrière de façon marquante, d'abord Chrysotemis dès le début des années 1950 puis Elektra dans un unique enregistrement filmé par Götz Friedrich et avec Karl Böhm, enfin dans de mémorables Clytemnestre (Klytämnestra) dans les années 1990. D'autres chanteuses ont laissé des témoignages intéressants, telles Eva Marton, Deborah Polsaki.

Mais pour commencer et découvrir l'opéra, l'enregistrement à privilégier est sans doute celui réalisé par Sir Georg Solti avec l'orchestre philharmonique Vienne. Outre un orchestre somptueux et flamboyant, on y trouve également une grande énergie. Birgit Nilsson y est très impressionnante dans le rôle titre, le reste de la distribution est excellente.

Et puis deux live sont également exceptionnels : le live du Met en 1961 avec Inge Borkh et Leonie Rysanek en Elektra et Chrysotemis qui apportent une tension particulière à leurs duos, Hermann Uhde en Oreste et Ramon Vinay en Egisthe, ainsi que le live de Vienne en 1965 avec Nilsson et Rysanek, à nouveau, en Elektra et Chrysotemis, dirigées par Karl Böhm, Windgassen incarnant Egisthe.

Enfin, pour une version bénéficiant d'une prise de son meilleure que toutes celles évoquées, celle dirigée par Solti étant néanmoins excellente, on pourra se tourner vers celle réalisée par Wolfgang Sawallisch en 1990 voire celle gravée par Sinopoli en 1997, avant celles laissées par Thielemann ou Barenboim.

 

 Inge Borkh, Lisa Della Casa, Jean Madeira, Max Lorenz, Kurt Böhme

 D.Mitropoulos - Orchestre philharmonique de Vienne               1957

 

La direction du chef grec Dimitri Mitropoulos est vraiment d'une très grande intensité. Les tempos sont assez retenus mais chaque phrase est totalement  en tension. Le climat est ainsi plongé dans une angoisse accrue et une noirceur totale. La distribution est dominée par Inge Borkh, Elektra à la fois d'une fragilité et d'une puissance fascinantes. Son monologue d'entrée, avec un orchestre terrifiant est vraiment saisissant. Vocalement la soprano, dramatiquement et vocalement très engagée, maîtrise toute la tessiture et ne crie jamais. Sa soeur est chantée par Lisa Della Casa dont la splendeur du timbre et la beauté du chant sont exceptionnelles. Jean Madeira apporte son timbre profond qui convient bien au rôle de Clytemnestre. Kurt Böhme reste dans le registre noir insufflé par le chef et Max Lorenz est un Egisthe génial.

 

 Astrid Varnay, Hildegard Hillebrecht, Martha Mödl, James King,

 Eberhard  Waechter 

                               H.von Karajan - Orchestre philharmonique de Vienne              1964

 

Il s'agit d'un enregistrement live publié par Orfeo, réalisé par la radio autrichienne d'une représentation donnée le 17 août 1964 au festival de Salzbourg. La qualité de la bande sonore est bonne et permet d'apprécier tant les chanteurs que l'orchestre. Elle permet ainsi d'entendre Astrid Varnay dans ce rôle écrasant et dans  lequel elle est passionnante. Une nouvelle fois, elle témoigne d'une grande attention au texte et aux nuances, ne se contentant pas de lancer sa voix puissante. Si elle est un peu moins à l'aise dans les aigus que dans des témoignages plus anciens, son incarnation sur scène sous la direction de Karajan est particulièrement intense. Le poids qu'elle met dans ses premiers mots "Allein ! Weh ganz Allein" puis son appel à Agamemnon disparu parquent d'emblée la profondeur de l'interprète dans ce rôle éprouvant. Et puis sa confrontation avec Martha Mödl, incroyable Clytemnestre, est un moment historique. Les fêlures dans la voix, les couleurs rauques, la diction, les nuances, tout est mis au service d'une incarnation de Martha Mödl absolument fascinante. Eberhard Wächter est un Oreste dont le timbre voilé confère une certaine tension au personnage. James King est un Egisthe impressionnant. Hildegard Hillebrecht apparaît moins exceptionnelle que le reste de la distribution. Karajan sait à la fois jouer des couleurs fascinantes et terrifiantes de l'orchestre et soutenir la tension extrême durant toute l’œuvre. 

 

 Gwyneth Jones, Anne Evans, Leonie Rysanek, Ronald Hamilton,

 Wolfgang Schöne

                               J.Tate - Orchestre de la Suisse Romande                                         1990

Enregistré en live à Genève, cette version permet d'immortaliser la confrontation totalement démente entre Gwyneth Jones dans Elektra et Leonie Rysanek dans Clytemnestre. Après avoir été une sublime Chrysotemis pendant près de 30 ans et Elektra le temps d'un film, Rysanek est passée au rôle de la mère. Elle incarne ce rôle avec un timbre encore superbe, mais surtout une présence dramatique saisissante. Elle apporte au rôle un mélange de dignité et de fourberie. On perçoit à la fois la reine hautaine et en pleine déchéance mais qui tente de sauver les apparences face à sa fille qui lui fait peur. Rysanek incarne tout cela de façon unique. Elle parvient en trois mots avec la déclamation "lichter, mehr lichter" à la fin de sa grande scène à traduire en totalité les facettes et la complexité du personnage qu'elle interprète. C'est un très grand moment dans l'histoire de l'opéra. D'autant qu'en face d'elle, sa fille Elektra est incarnée par Gwyneth Jones dans l'un des ses plus grands rôles, elle aussi "bête de scène", voire "bête" tout court ici. Sa puissance dramatique qui n'a d'égale que sa puissance vocale la place parmi les plus grandes interprètes du rôle avec Varnay et Borkh.

Sa voix a atteint dans ce rôle et dans les années 90 une maturité, avec un meilleur contrôle du vibrato et une déferlante sonore au service d'une incarnation fouillée et hallucinée. Face à ces deux chanteuses écrasantes au plan dramatique et vocal, il est difficile de ses hisser au même niveau pour les autres partenaires. Pourtant Anne Evans, belle Brünnhilde à Bayreuth avec Barenboïm  et Kupfer, se présente comme une vraie sœur d'Elektra, grâce à une voix assez proche de celle de Jones et par un bel engagement. A l'écoute on a bien l'impression d'avoir deux sœurs, ce qui est très rare. Wolfgang Schöne interprète Oreste de façon convaincante. Enfin Jeffrey Tate et l'orchestre maintiennent la tension quasi hystérique de l'œuvre du début à la fin.

 

La femme sans ombre

 Christel Goltz, Leonie Rysanek, Elisabeth Höngen, Hans Hopf, Paul Schoeffler

 K.Böhm - Orchestre de l'Opéra de Vienne                                  1955

 

Il s'agit du premier enregistrement en studio de cet opéra. Il est dirigé par Karl Böhm qui proposa avec insistance à Decca de réaliser ce projet, après des représentations à l'opéra de Vienne qui avaient rencontré un succès inattendu. Un live issu de ces représentations a d'ailleurs été publié par Orfeo, avec une distribution assez similaire. L'enregistrement bénéficie de la stéréo encore très récente à l'époque et d'une prise de son typique de Decca à cette époque, très chaude. Cette qualité de gravure permet de mettre parfaitement en valeur les couleurs sublimes de la philharmonie de Vienne et la richesse de l'orchestration. La direction de Böhm est lyrique, engagée, puissante et claire. Tout cela plonge totalement l'auditeur dans la dimension féérique et de conte philosophique de l'ouvrage. La distribution est exceptionnelle, avec Leonie Rysanek, impératrice unique et insurpassable, chacune de ses interventions est un moment d'anthologie. Christel Goltz, teinturière comme Paul Schoeffler, dans le rôle de son époux, sont vocalement irréprochables mais ils font surtout preuve d'une humanité magnifique et particulièrement émouvante. Elisabeth Höngen est une nourrice au timbre assez clair mais très bien chantante et à la forte présence, avec une diction précise, importante pour ce rôle. Hans Hopf campe un empereur à l'aise dans un rôle particulièrement difficile pour les ténors.

Un premier enregistrement historique qui demeurera à jamais une référence absolue et indépassable.

 

 Inge Borkh, Ingrid Bjoner, Matha Mödl, Jess Thomas, Dietrich Fischer-Dieskau

 J.Keilberth - Orchestre d'Etat de Bavière                                   1963

 

Cet enregistrement a été effectué en public le 21 novembre 1963,  à l'occasion de la réouverture du théâtre national à Munich, résidence de l'opéra d’État de Bavière, après sa reconstruction entamée en 1958. La captation a été réalisée à l'époque par Deutsche Grammophon, il ne s'agit donc pas d'une bande radio publiée a posteriori par un label. La qualité sonore en est très bonne, seules quelques toux sont audibles par moment. C'est donc une grande chance de pouvoir réécouter aujourd'hui ce témoignage exceptionnel. La distribution qui avait été réunie est du plus haut niveau. Inge Borkh aborde avec le même engagement dramatique et vocal le rôle de la teinturière qu'elle le faisait avec Salomé ou Elektra. Elle est tout simplement époustouflante, avec une intensité constante. Dans le rôle du teinturier Dietrich Fischer-Dieskau traduit la profonde humanité du personnage avec un chant sublime et comme toujours très soigné. Le début du 3e acte est ainsi un moment avec leur duo est un sommet de nuances et d'émotion. Martha Mödl est vocalement fatiguée mais sa voix rauque et son sens du théâtre en font une nourrice captivante. L'empereur est interprété par Jess Thomas qui rayonne dans ce rôle qui semble ne lui poser aucune difficulté, comme on l'entend dans son monologue du 2e acte où il sait faire appel à une large palette de nuances. Ingrid Bjoner chante bien et avec engagement son rôle de l'impératrice. On appréciera aussi l'apparition d'Hans Hotter dans le petit rôle du messager des Esprits.

La direction de Keilberth semble privilégier une approche assez tragique. Les tempos sont assez retenus, les couleurs plutôt sombres. Avec un grand sens du théâtre, il assure l'unité et la continuité du discours dramatique, avec une grande densité.

 

 Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Ruth Hesse, James King, Walter Berry

 K.Böhm - Orchestre de l'Opéra de Vienne                                 1977

 

Il s'agit à nouveau d'un enregistrement live d'une représentation historique, réalisé par la radio autrichienne et publié par Deutsche Grammophon, avec l'autorisation de Karl Böhm. On retrouve l'impératrice presque aussi somptueuse, aux aigus aussi radieux que 20 ans plus tôt en studio. Elle confère toujours une noblesse, une intensité vocale et une lumière extraordinaires à ce rôle qu'elle a tout particulièrement marqué. Avec sa voix immense et claire, Nilsson incarne une teinturière sidérante de facilité et dont l'impact est unique. Walter Berry chante de façon engagée et en prenant soin à sa ligne de chant et aux nuances. James King est un magnifique Empereur, à la fois nuancé et puissant. Son monologue du 2e acte est assez exceptionnel. Ruth Hesse est une nourrice sombre et bien chantante.

Surtout il y a Karl Böhm de nouveau à la tête de Vienne pour une direction lumineuse et d'une grande finesse, très poétique. La tension et le drame sont également présents avec des crescendos impressionnants, un quatuor de la scène finale qui explose.