Dmitri Chostakovitch (1906 - 1975)

 

Le compositeur a écrit 15 symphonies dont l'écriture est fortement marquée par le contexte terrible de l'union soviétique du 20e siècle, avec les années de terreur, de guerre, de censure et de purges massives. L’œuvre multiple laissée par Chostakovitch en fait l'un des compositeurs les plus importants du 20e siècle et ses symphonies sont devenues des partitions essentielles du répertoire.

Ses symphonies ont été diversement appréciées après coup, sous couvert d'une alternance entre des œuvres tragiques majeures et d'autres qui seraient des compromis à l'égard du régime totalitaire et donc musicalement plus négligeables. Avec le temps, l'ensemble des symphonies est désormais unanimement considérée comme exceptionnel et ces différenciations hâtives de la critique s'estompent heureusement.

Ses symphonies les plus connues ont d'abord été les 5e et 10e puis la 8e et la 6e. Diverses intégrales ont ensuite été réalisées, les chefs "russes" étant considérés comme des références autorisées puisqu'ils ont connu le compositeur et réalisé certaines créations mondiales : Yevgeny Mravinsky, Kirill Kondrashin, Rudolf Barshaï et Gennadi Rozhdenvensky. Bien que Mravinsky ait été le créateur de 6 des 15 symphonies, il n'a pas laissé d'enregistrement de chacune des partitions.

Bernard Haitink, Mariss Jansons, Dmitri Kitajenko et Vassily Petrenko ont également laissé des intégrales réputées.

 

Symphonie n°5

 Dimitri Mitropoulos

 Orchestre philharmonique de New York                               1953

Mitropoulos offre une version extrêmement intense et engagée de cette symphonie. Les premiers accords donnent le ton avec des accents aux cordes graves très marqués, effet sans doute accentué par la prise de son. On retrouve d'ailleurs ces accentuations alliant tranchant et profondeur du son dans le deuxième mouvement. Le troisième mouvement largo est un somment, se présentant comme une longue imploration, avec un jeu des cordes magnifique et d'une très forte intensité.  Malgré quelques imprécisions dans les cordes dans quelques traits, le dernier mouvement est extraordinairement haletant. Le timbalier comme les cuivres participent particulièrement à l'engagement déchaîné de l'orchestre pour répondre à cette version hallucinée.

La prise de son est relativement ancienne mais permet de plutôt bien restituer les sonorités et dynamiques de l'orchestre.

 

 Yevgeny Mravinsky

 Leningrad philharmonic orchestra                                          1967

Créateur de cette symphonie, proche du compositeur et immense chef soviétique, Mravinsky est incontournable dans cette œuvre, notamment, et fait figure de référence. On trouve différents témoignages du chef, entre 1938 et 1984 parmi lesquels chacun pourra avoir sa propre préférence. La version de 1938 est le premier enregistrement mondial et commercial de Mravinsky pour la firme soviétique Melodyia. Sa qualité sonore le réserve d'abord aux collectionneurs, même si elle propose une lecture intense. Le début du premier mouvement ou le largo sont ainsi empreints d'une émotion rare et qu'on ne retrouve pas tout à fait aussi forte dans les version ultérieures. Dans l'ensemble le chef adopte des tempos assez vifs quelle que soit la période. Les concerts de 1983 et 1984  proposent une meilleure prise de son, permettant de percevoir des couleurs et articulations particulièrement tranchantes. On pourra aussi écouter son enregistrement studio de 1954. La version qui présente le chef et l'orchestre à son sommet est peut-être celui réalisé lors d'un concert donnée en 1967 à Prague. Les couleurs caractéristiques de l'orchestre soviétique, le caractère implacable et cinglant servi par une virtuosité orchestrale démente, l'intensité émotionnelle, l'impact sur l'auditeur se retrouvent ici sans doute à un niveau unique, faisant de ce concert une référence historique incontournable.

 

         Kirill Kondrashin

         Orchestre philharmonique de Moscou                                   1964

Kondrashin a également été un important défenseur de la musique du compositeur et a ainsi réalisé une intégrale réputée de symphonies au cours des années 60 et 70. Dans cette symphonie il retient des tempos assez vifs pour chaque mouvement. Les lignes mélodiques sont souvent conduites de façon assez linéaires, avec très peu d'effets de nuances pour phraser une même ligne, et avec peu de vibrato aux cordes. Les premier et troisième mouvements en particulier se caractérisent de ce fait par un climat sans aucune chaleur, traduisant une douleur froide. Le final apparaît comme une course à l'abîme tragique jusqu'à son ultime crescendo, noir et dénué de tout caractère triomphant.

Une lecture froide et sombre qui emmène l'auditeur dans l'atmosphère noire et terrifiante de l'année 1937, celle de la création de la symphonie et période la plus violente du régime soviétique.

La qualité de l'enregistrement est satisfaisante même si le son perd de sa netteté dans certains forte.

 

        Yevgeny Svetlanov

        Orchestre symphonique d’État de Russie                               1992

Il existe plusieurs enregistrements de l’œuvre par Svetlanov. Celui-ci bénéficie des meilleures conditions : une très belle prise de son, un orchestre à son sommet, d'une puissance et d'une virtuosité qui n'avait pas d'équivalent, les conditions du concert idéales pour mesurer l'impact que pouvait avoir ce chef. C'est le mouvement final qui bénéficie pleinement de l'explosion sonore dont était capable cet orchestre avec ce chef. Il vient conclure une vision épique sur l'ensemble de la symphonie qui emporte totalement l'auditeur. Cela repose sur un grand sens des nuances, des couleurs et du rythme et un certain sens théâtral, qui participent à construire l'unité et l'avancée de la partition, sans se perdre dans des détails ou effets clinquants inutiles. 

 

Symphonie n°8

 Yevgeny Mravinsky

 Orchestre philharmonique de Leningrad                         1947

Mravinsky fut le créateur de la symphonie en 1943 mais également le dédicataire de l’œuvre. Cela confère donc une dimension supplémentaire d'autorité aux interprétations de la symphonie par ce chef qui en offre au demeurant une vision majeure et sidérante. Le premier mouvement est ici d'une douleur qui étreint, aux limites imaginables de l'intensité. Les violons ou les cordes émettent des sonorités qui ressemblent à des hurlements de douleur répétés. Les phrases libèrent un réel sentiment d'effroi qui parvient à se maintenir de façon extrême tout le long d'un premier mouvement qui dure près d'une demi-heure. Les lignes dans les aigus des violons dégagent tune violence incroyable. C'est une expérience intense unique sinon éprouvante.  L'arrivée de la citation du thème de Manfred de Tchaïkovski apparaît ici presque comme une libération. Les deux mouvements suivants prolongent de la même façon ce climat de terreur extrême et le sentiment de souffrance perdure dans le largo. Le final présente un caractère d'anarchie ironique et âpre plus que d'apaisement ou même de résignation. 

On peut entendre les mêmes interprètes en 1961 puis en 1982 (édité en son temps par Philips, pour un meilleur confort d'écoute) également très prenantes. Mais cet enregistrement de 1947, avec une très bonne prise de son pour l'époque, atteint un paroxysme d'interprétation insurpassable qui en fait la version essentielle.

 

 Kirill Kondrashin

 Orchestre philharmonique de Moscou                            1969

Il s'agit de la captation d'un concert donné à Prague le 29 septembre 1969, dans un contexte encore très tendu en pleine guerre froide. La noirceur et la puissance de la direction font également de ce concert une expérience particulièrement saisissante et troublante. Le premier mouvement est d'une intensité très oppressante. Les deux mouvements intermédiaires que représentent successivement l'allegretto et l'allegro molto se déroulent dans un climat de violence et d'angoisse permanente, d'une grande âpreté. Le caractère extrêmement sombre se retrouve dans l'avant dernier mouvement, le largo. Le dernier mouvement allegretto, avec une écriture mois suffocante, libère quelques moments moins violents sinon chantants, laissant place à un climat ironique et grinçant.

Version exceptionnelle et d'une grande noirceur. La prise de son est plutôt satisfaisante pour un live de l'époque à Prague.

 

 Kurt Sanderling

 Berliner Sinfonie Orchester                                                 1976

Kurt Sanderling aborde le premier mouvement dans un tempo très retenu pour une approche d'une grande densité et qui traduit le sentiment d'une douleur infinie. Cela repose sur un travail extraordinaire sur les lignes, les couleurs des cordes notamment. Le second mouvement est écrasant, avec des couleurs sombres et profondes. Le troisième mouvement est glacial, dégageant bien un sentiment cauchemardesque.

Le largo donne le sentiment d'une vaste désolation assez oppressante. L'allegretto final gagne ici un certain un lyrisme avant sa conclusion que le chef comprenait comme un aboutissement de cette immense souffrance vers le néant.

Dans l'ensemble, cette version n'exprime pas la même démonstration de violence extrême que Kondrachine mais propose une vision, différente et parfaitement complémentaire, passionnante.

L'enregistrement bénéficie d'une belle prise de son qui met bien en valeur le magnifique travail mené par le chef et l'orchestre sur les sonorités et couleurs sombres.

 

Symphonie n°10

 Karel Ancerl

 Orchestre philharmonique tchèque                                 1956

Karel Ancerl aborde le premier mouvement en conférant à la partitition un sentiment profond d'humanité. Les couleurs de l'orchestre contribuent largement à dégager une telle impression, tout particulièrement la clarinette solo. Il en fait une grande fresque qui comporte aussi ses moments d'intensité tragique. Le deuxième mouvement est pris à tempo particulièrement vif, portant à son paroxysme la dimension ironique et surtout infernale de la musique. L'interprétation de ce mouvement est vraiment stupéfiante ici.

Dans le troisième mouvement, le tempo allant de l'allegretto est totalement respecté, avec un rebond des cordes qui donne le sentiment d'une musique qui va de l'avant. La partie intermédiaire est pleine d'une douce nostalgie grâce aux couleurs chaudes des bois et du cor. On retrouve ce sentiment dans la première partie du dernier mouvement, avec des sublimes hautbois et basson solos notamment. L'impression de danse infernale est ensuite particulièrement évocatrice, avec des sautillés aux bois et cordes saisissants. Les cors, comme les bois, impressionnent également par leur couleur chaude et leur virtuosité incroyable. La dernière section du final  maintient un caractère sardonique et infernal jusqu'à l'ultime crescendo.

Une superbe version qui met de façon exceptionnelle en avant la nostalgie et l'ironie grinçante de la partitition. Très belle prise de son Deutsche Grammophon même s'il s'agit nécessairement d'un enregistrement mono de 1956.

 

 Kirill Kondrashin

 Orchestre philharmonique de Moscou                            1973

Kondrashin propose un premier mouvement empreint d'une douleur profonde et qui dégage un sentiment tragique très prenant. Le second mouvement est particulièrement âpre et ironique, avec une densité forte dans l'intervention de chaque pupitre. Le caractère noir, tragique est de nouveau très présent dans cet allegro. On trouve ensuite dans le troisième mouvement un parfait équilibre entre les phrases ironiques et celles plus mélancoliques, toujours dans une approche globalement sombre de l’œuvre.  La longue introduction du dernier mouvement est colorée et nostalgique, avant que le chef n'emporte son orchestre dans un déchaînement et une explosion finale appuyée par un timbalier déchaîné. Les bois et notamment les flûtes sont très sollicitées et intensément engagés, avec par moments des couleurs grinçantes particulièrement saisissantes.

La prise de son manque de précision pour cette époque et souffre de quelques saturations, sans que cela n'empêche de se laisser emporter par le souffle épique et tragique de la direction.

 

         Yevgeny Mravinsky

         Leningrad philharmonic orchestra                                   1976

Également créateur de cette symphonie, Mravinsky a laissé plusieurs versions de l’œuvre au disque, en studio ou en concert. Avec une très belle prise de son dans la version publiée par Erato, plutôt que celle éditée par Melodyia, ce concert de mars 1976 est un témoignage exceptionnel. Malgré les petites imperfections liées au live, l'orchestre est à un sommet de puissance, de tranchant et de virtuosité. On assiste à une déferlante implacable, dès le premier mouvement, approche cinglante tout le long des trois mouvements suivants.